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"l'homme à tête de lanterne magique" Date: Tuesday 07 December, 2004
Summary:
n° 5 - Novembre 1998 Françoise Denoyelle
Content:
Man Ray, "l'homme à tête de lanterne magique", n'aurait probablement aimé ni l'exposition du Centre Georges Pompidou, intitulée "Man Ray. La photographie à l'envers", ni le livre qui l'accompagne. Les deux commissaires, Emmanuelle de L'Écotais et Alain Sayag redistribuent les cartes comme tenta de le faire Aragon dans J'abats mon jeu, tirent un à un les fils qu'avait patiemment tissés l'auteur de "l'âge de la lumière" et de La photographie n'est pas l'art. Ils déconstruisent non pas un mythe, mais les rapports complexes qu'entretenait Man Ray avec la photographie et plus encore avec le statut de photographe.

Dans son introduction, Alain Sayag rappelle que le Centre Georges Pompidou avait déjà consacré deux expositions à Man Ray. La dation de 12000 négatifs, complétée par un don de 1500 clichés appartenant à Lucien Treillard, légitime une nouvelle approche de l'oeuvre, une confrontation décapante entre les propos de Man Ray et ce que le fonds révèle.


On pourrait épiloguer sur l'intitulé des trois parties qui articulent le propos : "Dupliquer le réel", "Démarquer le réel", "Dénaturer le réel", mais ce serait s'égarer dans des considérations subalternes au regard de l'intérêt de la thèse développée et mieux explicitée dans les sous-titres : "le métier de photographe", "l'invention photographique". Oui, Man Ray est un véritable créateur, novateur le plus souvent, jamais encombré par la technique. Mais le dilettante travailla beaucoup et usa de toutes les ficelles du métier avec autant d'aplomb qu'il les détourna. Derrière la puissance jubilatoire ("Man Ray, n. masc, synon. de joie, jouer, jouir"), derrière la posture d'artiste, l'homme a plus d'une rouerie dans sa lanterne : c'est ce que soulignent avec efficacité les auteurs.

Avec "Comment je suis devenu Man Ray. Le photographe à la tâche", Michel Frizot met en lumière quelques vérités premières qu'ont occultées aussi bien Man Ray que la critique. Il rappelle "la rustique cuisine de l'hypo et des lentilles" à laquelle est soumis le photographe naissant, l'émergence "comme en sous-main d'une fonction d'artiste encore introuvable, novice et bricoleur dans l'ombre d'un statut convoité, en attendant". Là est le noeud du problème. Photographe tâcheron rivé à son studio, à ses commandes, cela n'est possible ni pour Man Ray ni pour sa clientèle. Dans le contexte de ses relations avec les surréalistes, face à une photographie pictorialiste à bout de souffle, "Man Ray n'avait le choix que d'inventer un style".

Autre évidence trop oubliée, trop masquée par le dispositif des expositions, les exigences du marché de l'art, rappelée par Michel Frizot et développée par Emmanuelle de L'Écotais : le "photographier pour", lié à la notion de commande. Man Ray photographe n'a travaillé ni pour les galeries ni pour les musées (du moins jusqu'à la guerre) mais pour un marché où les usages de la photographie sont décloisonnés, l'illustration apte à des recyclages multiples et variés, où les va-et-vient entre expérimentation et utilisation mercantile sont autant de tremplins pour transgresser les règles.

Dans les deux textes : "La photographie authentique" et "L'art et le portrait", Emmanuelle de L'Écotais revient sur Man Ray ouvrier et artiste. L'analyse de l'ensemble du fonds lui permet de conforter la thèse de Neil Baldwin et de réfuter l'idée généralement répandue selon laquelle le travail de portraitiste représenterait une activité mineure dans l'oeuvre de Man Ray. Auteur d'une thèse sur la dation Man Ray, la commissaire souligne que sur les 5004 contacts de portraits conservés, 1651 sont des portraits non identifiés. Au panthéon des artistes et des célébrités, il faut ajouter des gens ordinaires dont Man Ray a aimé le visage : "Bien souvent mes plus beaux portraits ont été faits avec des gens ordinaires : après tout, Renoir et Rembrandt lui-même ont fait poser leurs bonnes." Ce qui, du reste, laisse supposer un nombre non négligeable de photographies en circulation.

En 1921, le dadaïste se résout à devenir un professionnel. Il apprend le métier, note sur chaque image l'ouverture de l'obturateur afin de comparer les épreuves. Emmanuelle de L'Écotais met en évidence comment il s'approprie quelques vieilleries : la toile de fond, la colonne antique, éléments récurrents du portraits en studio au xixe siècle, et les fait ressurgir en simple toile de jute, en damier (George Antheil, 1924), en vis de pressoir (Sinclair Lewis, 1926 ; Lucien Vogel, 1928 ; la danseuse espagnole Rolanda, 1928). L'appuie-tête de l'ère des pionniers refait surface en manche de violoncelle sur lequel il s'appuie pour un autoportrait (1924). L'usage de la retouche n'est pas négligé. Au vu des contacts, l'auteur démontre que Man Ray ne s'imposait aucune règle. Encore une fois, l'écart est grand entre les propos de Man Ray ("La retouche je m'en sers le moins possible, c'est-à-dire presque jamais") et l'observation : "Non seulement Man Ray utilisait très fréquemment la retouche sur négatif, mais surtout il le faisait pour de nombreux portraits y compris ses autoportraits."

L'emploi d'accessoires dans la mouvance surréaliste, la diversité des éclairages attestent d'une démarche où le hasard, l'improvisation ne sont que de façade. L'artiste conçoit, imagine son portrait, le professionnel le prépare et le réalise. Le "N'ayez pas l'air de travailler" relève de la posture propre à donner le change au client digne d'intérêt, à enjôler l'ami. Le cadrage, organisé en fonction d'un agrandissement ultérieur, est revu sur les contacts. Les épreuves de travail, largement reproduites dans le livre, loin de dévoiler le côté besogneux de l'oeuvre, de subvertir le statut d'artiste, éclairent la démarche de Man Ray, révèlent la capacité d'invention du créateur. Quatre coups de crayon cernent, au-delà du modèle, ce que Man Ray désire voir, rêve. Il isole des bribes de fantasmes ("Les larmes", 1932), désembourbe le réel ("Terrain vague", 1932). La fantaisie ("Marcel Duchamp, obligation pour la roulette de Monte-Carlo", 1924), le goût pour la provocation dadaïste ("Tristan Tzara", 1921) accréditent une désinvolture, souvent calculée, que déjoue Emmanuelle de L'Écotais. Le fameux portrait "bougé" de la marquise Casati n'est pas le résultat d'un accident utilisé par Man Ray, selon sa version, pour révéler le "don de la double vision", mais un moyen qu'il imagina pour rendre flatteur un visage où l'excès de fard ne masquait pas les marques de la vie.

Le texte de M. Sanouillet, spécialiste de Dada, "Duchamp et Man Ray, regards croisés" confronte le statut qui leur a été conféré par le monde de l'art. Correspondances, divergences, l'analyse a l'attrait des systèmes bien huilés. Se référant à Bourdieu, M. Sanouillet passe au crible deux modes d'acquisition de la culture et ce qui s'ensuit : un "art éclectique et légitime" chez Duchamp, "un art disparate et illégitime" chez Man Ray. Le réquisitoire est trop manichéen, trop systématique pour embrasser la complexité des deux hommes, des deux oeuvres. Les contradictions inhérentes à la création n'autorisent pas des oppositions aussi irréductibles. Reste que le propos sur Man Ray, sur sa soif de reconnaissance, sa "crainte de se voir confiné dans un rôle de photographe d'art" est fort bien argumenté.

L'iconographie du livre en heurtera plus d'un. Contacts en grand format alors que l'image signée est réduite en proportion inverse ("La prière", p. 164-165), images phares comme "Le violon d'Ingres" (p. 137) en vis-à-vis d'une autre prise de vue de la même série, plus conventionnelle, les choix procèdent eux aussi du parti pris de montrer la genèse de l'oeuvre, l'arrière-boutique de la création. Des confrontations comme celle d'"Anatomies" (p. 158-159) dispensent de longs commentaires. D'une photographie assez banale d'une femme moulée dans une robe, Man Ray extrait, par recadrage, un univers dédié au fantasme érotique. Plutôt que d'ajouter au long catalogue des republications des chefs-d'oeuvre de l'artiste, montrer comment, en agenouillant un nu de dos, sur un coussin, Man Ray a déjà en tête le recadrage qui nous est familier (p. 138-139) est autrement intéressant. Les photographies nous invitent à une redécouverte de l'oeuvre, leur statut d'icônes est soudain déstabilisé, lavé de notre accoutumance visuelle, dans un retour aux sources de la création.

Inclus dans une collection, le livre devait se plier à ses contraintes, ce qui explique probablement l'absence d'appareil critique concernant les photographies (une table des illustrations est vraiment insuffisante) et surtout d'une bibliographie (déjà absente dans le catalogue de 1981). Les éditions du Seuil aurait pourtant dû prévoir qu'elles publiaient un ouvrage de référence désormais incontournable pour l'étude de Man Ray.

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